vendredi 15 janvier 2016

"Un parfum d'herbe coupée" (Nicolas Delesalle)


Sous prétexte d'écrire une lette ouverte à sa future arrière-petite-fille Anna, Nicolas Delesalle, journaliste à Telerama, égrène ici ses souvenirs depuis l'enfance jusqu'au moment où il devient papa. Rouler de nuit sur l'A10 dans la R25 familiale sur la route des vacances, assis sur la banquette arrière entre ses deux soeurs aînées qui dorment. La déception de la première Communion. Les amours enfantines; la masturbation devant le porno de Canal Plus un samedi soir. L'explosion de la navette Challenger à laquelle il assiste en direct à la télé. La découverte de la littérature à travers l'oeuvre de Boris Vian. La grand-mère russe qui passe son temps à lire des romans Harlequin. Les vaines tentatives pour faire survivre une sauterelle au vol d'une fusée maison. Le choc de l'accident de bus qui tue 44 enfants de son âge près de Beaune. Le premier Walkman (qui ne dispense pas de vider le lave-vaisselle). Les émissions de Michel Drucker le dimanche après-midi. La découverte du clip de "Thriller". Une bagarre générale pendant un match de rugby perdu d'avance. Les bédés des Tuniques Bleues lues au lit quand il est malade et dispensé d'école.  Le premier baiser pendant une boum, la première rupture au bord d'un étang. Le copain qui se tue en voiture avec son permis tout neuf. L'euthanasie de Raspoutine, le fidèle berger allemand. Avec beaucoup de recul, d'humour, de tendresse mais aussi de gravité et de profondeur, "Un parfum d'herbe coupée" offre au lecteur une tranche de nostalgie douce-amère qui tantôt réchauffe le coeur et tantôt tire des larmes. Un livre juste et beau. 

"Dans trois générations, mon arrière-petite-fille ne connaîtra pas mon prénom. Elle ignorera tout de ma vie. Ma famille. Mes amours. Mes amis. Mes souvenirs. Elle ne saura pas qu'un jour, à seize ans, j'ai fait une chute en mobylette parce que j'essayais de conduire le plus longtemps possibles les yeux fermés. Elle ne saura jamais quel mépris visionnaire j'ai pu porter à Internet quand on me l'a présenté pour la première fois en 1996. Elle ne saura jamais combien j'ai eu la trouille le jour de la naissance de sa grand-mère, venue au monde bleue comme un iceberg et sans pousser un cri. Elle ne saura jamais que je suis capable de tuer une portée de chatons angora pour un boeuf Strogonoff cuisiné par ma mère. Et elle ne saura pas quelles musiques m'arrachaient le ventre, quels romans me brûlaient la tête, quelle sainte haine je vouais aux Vélib'."

"Je me demande où tu es à cette heure-ci Anna. Où se cachent les atomes qui composeront ton corps, ton cerveau, tes yeux. Je sais qu'ils sont déjà là, quelque part, cachés à la surface de cette planète, planqués dans les nuages, les océans, les forêts, dans les molécules de la croûte d'un saint-nectaire en train d'être affiné en Auvergne, dans l'écaille d'un saumon qui vient de sauter au-dessus d'une petite cascade en Alaska et qui remonte le torrent de son enfance pour s'en aller frayer, dans le carbone de la peinture rouge d'une Ford Mustang qui roule dans la banlieue de Los Angeles avec à son bord les quatre members armés d'un gang hispano-américain, dans la salive que s'échangent deux amoureux qui s'enlacent pour la première fois à l'abri d'un parc dans la banlieue parisienne. Tu n'es encore nulle part, Anna, mais tes atomes sont partout. Quand tu poseras les yeux sur ces lignes, ça sera à mon tour de me disperser dans le vent, la pluie, les saumons et le fromage."

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